Pourriez-vous nous parler de l'invitation faite par les Galeries Lafayette ? Qu'est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
Ma découverte de la coupole, au cœur des Galeries Lafayette, a été un véritable choc esthétique pour moi. J’ai été immédiatement subjuguée par sa magnificence et sa beauté étincelante. C’est probablement l’une des structures de verre les plus belles que j’aie jamais vues. En tant qu’artiste, sa perfection architecturale m’a interrogée et j’ai compris en même temps qu’il serait difficile d’ajouter des éléments à cette structure qui est déjà un chef-d’œuvre en soi. En contemplant cette coupole, et en observant la vie intense du magasin au rez-de-chaussée, il m’a semblé difficile de concilier ces deux aspects, compte tenu des spécificités visuelles et sonores propres à l’agitation d’un grand magasin, avec ses nombreux clients et visiteurs qui déambulent au niveau inférieur du bâtiment. Cette réflexion m’a conduite à imaginer un espace inédit, une spatialité exclusive à destination des visiteurs, dès les portes du grand magasin franchies, avec cette terrasse dans l’entre-deux coupole.
L'installation To Breathe aux Galeries Lafayette est la première de cette envergure à Paris. Pouvez-vous nous parler de la relation singulière que vous entretenez avec cette ville ?
J’ai découvert Paris en 1984 à l’occasion d’un séjour d’études de 6 mois à l’École des Beaux-Arts. Je suis immédiatement tombée amoureuse de cette ville fascinante, revisitée pratiquement à chaque fois que je venais en Europe. Cette ville me procure un sentiment de parfaite adéquation avec ma personnalité profonde, plus qu’aucune autre ville dans le monde. J’aime la beauté de cette cité, la sophistication de son mode de vie, sa passion pour les arts, la puissance historique qui émane de chacun de ses monuments. Mais il y a bien plus. La solitude que l’on peut aussi y éprouver en parcourant ses rues, au cœur même de la multitude, invite à une sorte de regard intérieur et à une introspection créative. C’est donc avec un plaisir immense que je présente pour la première fois To Breathe dans cette ville que j’aime tant, avec cette magnifique coupole, me permettant de partager ma création avec les Parisiens et avec tous ceux qui viennent admirer ce lieu unique.
Depuis 30 ans, votre travail met en exergue l'objet du bottari que vous avez transposé à l'échelle des lieux à travers les œuvres To Breathe. Pourriez-vous nous parler de ces “bottari de lumière” ?
J’ai pour la première fois conçu l’architecture du bottari en 2006, à l’occasion d’une commande du Museo Nacional de Arte Reina Sofía pour le Palais de Cristal à Madrid, avec une exposition baptisée A Mirror Woman. Il s’agissait alors d’envelopper la structure du bâtiment avec un film diffractant, tel un tissu de lumière qui joue avec les rayons solaires avant de les renvoyer vers l’espace intérieur, offrant ainsi des nuances irisées quand les rayons viennent frapper la trame du film, constituée d’une multitude de fils s’entrecroisant à l’infini. Aucun élément architectural n’avait été ajouté à l’exception du sol en miroir. À cela venait toutefois s’adjoindre un élément sonore, avec le souffle de ma respiration, et l’habillage des fenêtres sur le pourtour du Palais de Cristal. Le vide de l’espace intérieur s’inscrivait en écho à la forme souple et enveloppante qui est l’essence même du bottari. Depuis cette performance artistique, j’ai créé plusieurs œuvres de ce type, avec notamment le pavillon coréen pour la Biennale de Venise, ou The Chapel, dans le parc de sculptures du Yorkshire.
Avec To Breathe, vous “enveloppez de lumière” les lieux pour en dévoiler leurs architectures et leurs histoires. Qu'avez-vous souhaité dévoiler dans ce bâtiment emblématique, à la fois lieu de commerce et monument historique ?
Mon propos n’était pas de révéler l’intérieur du grand magasin. Il m’importait même de l’éviter en raison des éléments conflictuels générés par la présence du public et par les particularités visuelles et sonores qui en découlent, s’opposant de par leur nature à l’aspect paisible du sanctuaire que constitue à bien des égards la coupole, avec sa beauté grandiose. J’étais également attirée par l’espace circulaire de la plateforme de l’entre-deux coupole, et je voulais expérimenter les possibilités de diffraction lorsque les visiteurs se déplacent dans cet espace, avec des spectres de lumière jouant dans deux directions opposées : l’un généré par le phénomène de diffraction lui-même, l’autre né de la transmission de la lumière par la coupole en partie haute.
Vous investissez la coupole en y apposant un film qui diffracte la lumière en un spectre de couleurs, créant des environnements uniques. La lumière et la couleur ont toujours joué un rôle important dans votre travail : pouvez-vous nous expliquer le rapport particulier que vous entretenez avec eux ?
Depuis la fin des années soixante-dix, je suis fascinée par le concept qu’implique le terme “Obangsaek” dans mon pays, qui renvoie à une théorie des couleurs née en Chine avec le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme. Ce terme désigne les cinq spectres de couleurs des points cardinaux indiquant le centre (jaune), le nord (noir), l’est (bleu), le sud (rouge) et l’ouest (blanc). Mais il désigne également le caractère spécifique de la matière constituant l’univers, avec la Terre (jaune), l’eau (noir), le bois (bleu), le feu (rouge) et le métal (blanc). Il peut également représenter les saisons et les cinq saveurs de base. Je me suis beaucoup intéressée à la structure interne du monde et de la matière, et cette théorie de l’Obangsaek m’a été très précieuse pour élargir et approfondir ma vision de l’univers. La pratique associée au spectre de couleurs de l’Obangsaek est également liée aux tissus et aux vêtements traditionnels coréens, avec leur signification cérémonielle.
Ma propre vision de la structure intérieure des choses et de l’esprit humain m’a conduite à expérimenter sur le thème de la “transparence”, et m’a permis de découvrir et d’utiliser pour la première fois en 2006 un film diffractant à l’occasion de l’habillage du Palais de Cristal, à Madrid, avec l’œuvre A Mirror Woman. Ce film s’utilise comme un textile transparent composé de milliers de fils de chaîne et de trame, pour envelopper l’architecture du bâtiment. Ce long processus d’introspection m’a permis d’élargir ma notion des couleurs et de la lumière, conférant ainsi une touche plus légère à ma propre représentation picturale du monde.
Vos œuvres portent une dimension méditative forte : les visiteurs doivent être attentifs à leur environnement pour les expérimenter. Comment créer une telle expérience dans un lieu qui reçoit chaque jour 100 000 visiteurs venus du monde entier ?
Je pense que les visiteurs savent se montrer attentifs dès lors qu’ils sont confrontés à un nouvel environnement, avec une expérience visuelle et sonore inhabituelle. Le spectre de lumière évolue constamment, tant en intensité qu’en direction, en fonction du moment de la journée, de la lumière naturelle et des conditions météorologiques ambiantes. Les visiteurs peuvent ainsi connaître des expériences différentes, ponctuées de moments transitoires. Le sentiment de bonheur ou de transcendance que l’on peut alors éprouver est propice à l’introspection et à des niveaux de conscience différents. Peut-être que le caractère éminemment éphémère de cette installation et des jeux de lumière est-il justement la clé de cette œuvre.
Cette installation offre différents points de vue, visibles depuis la terrasse, l'entre-deux coupole mais aussi dans l’ensemble du grand magasin. Quel parcours conseillez-vous aux visiteurs ?
Il serait intéressant selon moi de commencer le parcours depuis le rez-de-chaussée du magasin afin d’avoir une première vision de la coupole, même si l’ensemble du spectre de couleurs ne sera visible qu’en fonction du moment de la journée et des conditions de lumière ambiantes. Les visiteurs pourront tout au moins découvrir une partie du spectre, et se faire une idée des jeux de lumière, observables dans les niveaux supérieurs du bâtiment. Ils n’auront donc pas une vision totale du spectre à ce niveau. Comme précisé, je ne voulais pas intégrer dans ma proposition l’espace intérieur du grand magasin pour éviter d’en faire un point de focalisation principal. Lorsque les visiteurs parviennent à l’espace de l’entre-deux coupole, peut-être serait-il intéressant pour eux d’en faire le tour afin de découvrir les différents jeux de lumière, en fonction de l’heure, avec ses directions multiples et ses incidences sur cette première enveloppe de la coupole et sur les structures de verre avoisinantes. C’est ici que les visiteurs peuvent vivre une expérience élargie et introspective de l’installation, avec le souffle de ma respiration en arrière-plan. Lorsque les visiteurs rejoignent enfin la terrasse, avec sa vue imprenable sur la capitale, ils peuvent découvrir les sources lumineuses qui convergent vers eux, comme si chaque élément des structures métalliques du dôme constituait en soi une palette infinie de couleurs, grâce à l’intensité de la lumière extérieure et à un angle de vue approprié.
Vous avez souhaité créer un espace plus confidentiel dans l'entre-deux coupole, accessible au public dans le cadre de visites. Accompagné d'une bande sonore, comment cet espace s'articule t-il au reste ?
Je suis particulièrement heureuse de cette nouvelle installation dans l’entre-deux coupole, qui offre l’occasion unique d’un temps de promenade le long de cet espace circulaire qui reçoit la lumière transmise depuis la partie haute de la coupole, et qui bénéficie de surcroît du reflet provenant de l’enveloppe du dôme. Ce sera ainsi l’endroit le plus exclusif et confidentiel des trois points de vue offerts aux visiteurs, leur permettant d’admirer les effets de diffraction et de réflexion des couleurs, avec toujours en arrière-plan sonore le souffle de ma respiration. Il ne m’avait jamais été donné l'opportunité d'investir un lieu emblématique comme celui-ci, c'est donc pour moi une occasion unique.